La question des drogues se place avec force arguments sur le plan de la santé et celui, essentiel, de la réduction des risques, laissant entre les lignes du débat, la réalité de la répression, son mécanisme et ses non-dits.
Or, c’est une question centrale. La politique des drogues est policière avant même d’être judiciaire.
Comment l’oublier alors que figure aujourd’hui dans la loi, l’amende forfaitaire délictuelle ? Ce dispositif met à mal les droits des usagers-justiciables, il fait des forces de l’ordre une autorité de constatation, de poursuite et de jugement, au mépris de la séparation des pouvoirs, et bien que figurant dans le Code de la santé publique, et s’appliquant à une conduite individuelle et à risques, il brise le lien avec… la santé publique.
Exactement calibrée pour constituer un appel d’air à la politique du chiffre, l’amende forfaitaire renforce l’arsenal répressif, et compliquera l'action des forces de l'ordre par une exigence accrue de "résultats", au prix d'un surplus de tensions et d’hostilité réciproque, dans les quartiers qu'on leur demande - selon les mots du gouvernement - de "reconquérir", alors qu’un apaisement police-population est urgent.
Tandis que d’autres pays font évoluer leur législation, et qu’au nom de la santé et du droit, nombre d’experts appellent à lever les mesures répressives, la France, pays le plus répressif d’Europe, s’obstine dans une logique prohibitionniste (1).
La consommation de cannabis et de cocaïne bat des records (2). La preuve est faite depuis longtemps que la sanction ne dissuade pas, et qu’à tous égards, la politique répressive menée depuis 1970 est un échec.
Cette répression est pourtant intense. Les forces de l’ordre consacrent plus de la moitié de leur activité d’initiative à interpeller et mettre des usagers de drogues en garde à vue, pour un délit mineur, sans victime, ni enquête puisqu’il est élucidé au moment où il est constaté.
Le délit d’usage de stupéfiants n’est qu’un prétexte. L’utilisation de statistiques ethniques par d’autres pays indique un tout autre aspect de cette traque à l’usager.
L’argument sanitaire est un alibi, et celui de la sécurité publique, un leurre.
C’est une forme de contrôle social qui s’opère, et il est plus juste de parler de répression des usagers et de criminalisation de groupes sociaux et d’individus, que de stricte répression d’un délit.
Contrairement aux autres infractions, l’action policière s’applique aux usagers de drogues pour ce qu’ils sont, et non pour ce qu’ils font ou ont au fond des poches.
Ce principe n’est pas nouveau. Aux USA les hippies ont payé le prix pénal de leur consommation de cannabis et de psychédéliques parce qu’ils contestaient la guerre au Viet-Nam, la guerre à l’héroïne visait la communauté pauvre afro-américaine. Aujourd’hui, le prétexte de la répression des Noirs est le crack, bien plus sévèrement puni que la blanche cocaïne, alors que le principe actif est le même. Pendant ce temps, la classe moyenne blanche s’intéresse de trop près aux opioïdes et en meurt. Les overdoses se comptent par centaines de milliers. C’est pour ces usagers de drogues, qu’aujourd’hui l’Amérique place la santé devant la sanction. Cherchez l’erreur ?
En France, la loi de décembre 1970 a été votée sous pression du gouvernement, par des députés peu convaincus du bien-fondé de la répression de l’usage de drogues, en réponse et injonction morale aux contestataires de mai 68 qui n’avaient cessé de vouloir refaire le monde.
Cette répression aux allures d’automatisme pavlovien, s’inscrit donc dans une culture policière qui consiste en des pratiques discriminantes, injustes, parfois brutales. C’est la jeunesse visible dans l’espace public, les quartiers populaires, la précarité, l’origine immigrée, le faciès et l’apparence, qui sont ciblés via des contrôles d’identité.
La politique du chiffre (3) - dont l’objet est de communiquer un bon indice d’activité des services, lui-même adossé à un système d’indemnités de performance qui implique toute la hiérarchie de la police et de la gendarmerie - ne peut pas se passer de la répression de l’usage de stupéfiants et du taux d’élucidation de 100% que présente ce délit. Et cette répression ne peut exister qu’à la faveur d’un ciblage particulier et de contrôles d’identité, seule activité policière qui échappe à une comptabilité méticuleuse.
Il n’est raisonnablement plus possible de mettre les forces de l’ordre sous pression, de leur répéter que "dix fumeurs de shit en GAV valent mieux qu’un trafiquant", et d’exiger d’eux une répression en laquelle plus personne ne croit, et des contrôles d’identité dont le seul but est de découvrir du stup, au seul motif de faire du chiffre.
La répression coûte 1.13 milliards d’euros/an au contribuable, soit 77% de l’argent public alloué à la politique des drogues, il est temps de rendre des comptes.
Il n’est humainement plus acceptable que, pour faire du chiffre, des usagers de drogues soient soumis à la sanction pénale au risque d’exclusion sociale. Ils ne sont coupables que d’un plaisir, un choix personnel, ou dans le pire des cas un problème d’addiction, de santé.
Le Portugal a dépénalisé l’usage de stupéfiants depuis 2001, et aménagé une législation hors du champ pénal, dont le succès est total. La consommation de drogues est parmi les plus basses, et taux d’overdoses le plus bas d’Europe.
Tribune publiée dans Libération,
le 10 mai 2019